Depuis le milieu des années 2010, la quasi‑totalité des grandes économies africaines ont lancé des programmes d’identité numérique biométrique, soutenus par des initiatives comme ID4D ou des projets régionaux type WURI. Selon une enquête récente, le continent a désormais dépassé le cap du milliard de dollars investi dans ces infrastructures, dont près de 780 millions en prêts pour le seul Nigeria et l’Éthiopie, souvent justifiés par la lutte contre la fraude et l’élargissement de la protection sociale.
L’ID pour l’inclusion qui devient “mort civile numérique” ?
Le rapport Biometric Digital‑ID in Africa: Progress and Challenges to Date, piloté par l’Africa Digital Rights Network (ADRN) et l’Institute of Development Studies, a étudié dix pays africains. À l’issue de cette étude, les chercheurs ont montré que l’accès à des droits essentiels est désormais conditionné par l’enrôlement biométrique : pas d’ID, pas de soins, pas de bourses scolaires, pas de carte SIM, pas de vote.
Les populations les plus touchées sont souvent les mêmes : habitants de zones rurales sans électricité, personnes handicapées, citoyens sans smartphone ni documents préalables, femmes dont l’état civil n’a jamais été correctement enregistré. Pour ces profils, la porte d’entrée biométrique devient une barrière quasi infranchissable, au point que le rapport parle de “mort civile numérique” pour ceux qui ne parviennent pas à entrer ou à rester dans le système.
Un jackpot pour les fournisseurs, un flou juridique pour les citoyens?
Si les bénéfices pour les citoyens restent très inégaux, les fournisseurs, eux, ne sont pas perdants. Le marché africain de l’ID biométrique s’est structuré autour d’un petit nombre de grands intégrateurs et d’entreprises de biométrie, souvent non africains, qui décrochent des contrats pluriannuels de plusieurs dizaines voire centaines de millions de dollars.
Or, dans beaucoup de pays, ces systèmes ont été déployés sans lois robustes de protection des données, sans audits de cybersécurité systématiques, ni mécanismes clairs pour corriger, contester ou supprimer un enregistrement biométrique. Des organisations comme Paradigm Initiative documentent déjà des abus comme l’utilisation des bases biométriques pour la surveillance politique, le partage de données avec des agences de sécurité sans contrôle indépendant et des fuites ou brèches non signalées au public.
Quelles leçons pour l’Afrique centrale et les futurs projets ?
Les travaux de la Ferdi, de Smart Africa ou de l’ADRN convergent sur quelques garde‑fous si l’on veut éviter que le milliard investi ne se transforme en machine à exclure. D’abord, ancrer tout projet d’ID numérique dans un cadre juridique solide, avec des lois de protection des données effectives, des autorités de régulation réellement indépendantes, des audits réguliers, une obligation de minimisation et de finalité claire des traitements biométriques.
Ensuite, concevoir les systèmes à partir des marges, avec enrôlement mobile pour les zones rurales, interfaces accessibles aux personnes handicapées, recours hors ligne, procédures simples pour corriger une erreur ou contester un refus. Enfin, travailler la souveraineté technologique en gardant la maîtrise des infrastructures critiques, en évitant les contrats clés en main opaques, en renforçant les capacités locales d’audit et de maintenance, et en partageant les bénéfices avec des écosystèmes numériques nationaux.
Pour l’Afrique centrale et des pays comme le Gabon, le timing est paradoxalement favorable parce que beaucoup de projets sont encore à l’état de maquette ou de négociation. Cela laisse la possibilité de tirer les leçons des expériences nigériane, kényane ou ghanéenne, et de se poser la vraie question politique : veut‑on une identité numérique pour contrôler et filtrer ou pour inclure et protéger ?




