En politique, les formules comptent. Et quand le président sud‑coréen Lee Jae‑myung martèle, devant l’Assemblée nationale, que “l’intelligence artificielle est notre voie de survie”, il ne s’agit pas d’un effet de style. En vingt‑deux minutes de discours, il prononce 28 fois le mot “IA” et fixe le cap d’une nation prête à tout pour ne pas être reléguée au rang de simple sous‑traitant technologique. Ce projet qui se veut être le “premier budget de l’ère de l’IA” traduit la bascule d’un pays qui voit dans la révolution numérique non pas une menace mais une opportunité de redéfinir sa souveraineté économique et stratégique.
Dans un monde dominé par la rivalité entre Washington et Pékin, la Corée du Sud assume un rôle à contre‑courant : non pas subir la bataille technologique, mais s’y inviter pleinement. Elle triple ses investissements publics dans le domaine pour atteindre 6,1 milliards d’euros en 2026, tout en encourageant la dynamique public‑privé. Séoul ne veut pas seulement produire des algorithmes : elle veut en maîtriser les fondations, de la conception des puces à la formation des talents.
Une stratégie industrielle totale
Cette ambition prend corps dans une commande spectaculaire : 260 000 processeurs graphiques Nvidia Blackwell, livrés par le mastodonte californien pour près de 9 milliards d’euros. C’est un achat industriel, mais aussi un acte politique. Ces puces ultra‑performantes ne serviront pas uniquement à alimenter les clouds commerciaux : elles propulseront les services publics, les universités, les centres de recherche, et même l’armée. L’objectif est clair : construire une capacité de calcul souveraine capable de faire fonctionner les futurs grands modèles de langage sud‑coréens, concurrents potentiels de ChatGPT ou Gemini.
Cette stratégie traduit la vision du président : associer puissance économique et autonomie technologique, tout en renforçant la défense face à une Corée du Nord imprévisible. Dans le budget 2026, les dépenses militaires augmenteront de 8 %, mais ce sont surtout les outils d’intelligence et d’analyse automatisés qui marquent l’évolution de la doctrine. De la cybersécurité à la logistique, l’armée coréenne entend se digitaliser à grande vitesse.
L’école, laboratoire du futur
Cette course vers l’IA dépasse largement l’industrie et la défense. Dès le primaire, les élèves coréens apprennent aux côtés de tuteurs numériques. Dans un tiers des établissements, des tablettes équipées d’IA évaluent en temps réel la prononciation, les résultats et les progrès de chaque enfant. Le professeur reste garant du cadre, mais voit une partie de ses tâches allégées. Pour un système éducatif connu pour sa rigueur, cette innovation promet un gain d’efficacité inattendu mais pose aussi la question de la pression accrue sur les élèves.
Ce modèle fascine autant qu’il interroge. En misant sur l’IA comme alliée pédagogique, la Corée du Sud illustre son pragmatisme collectif : adapter les outils aux besoins plutôt que craindre la machine. Pourtant, des voix s’élèvent déjà. Certaines chercheuses, comme Kwon Jeongmin, dénoncent un risque de dérive utilitariste, où la performance technologique prendrait le pas sur la créativité et la réflexion critique. Dans un pays où le taux de burn‑out scolaire est déjà parmi les plus élevés du monde, la promesse d’un enseignement “ plus efficace” cache un défi social majeur : comment humaniser l’apprentissage à l’ère des algorithmes ?
Un révélateur de la mutation mondiale
Ce qui se joue à Séoul dépasse ses frontières. L’IA est devenue le nouveau terrain de compétition géopolitique, économique et culturelle. Lorsque Jensen Huang, patron de Nvidia, salue “le leadership de la Corée du Sud au cœur de la révolution industrielle de l’IA ”, il ne parle pas seulement de marchés mais d’influence. La péninsule, forte de son expertise électronique, de ses géants industriels et de sa discipline organisationnelle, propose un modèle alternatif : ni hégémonie américaine, ni centralisme chinois, mais une voie d’équilibre où l’innovation est pensée comme un bien collectif.
Cependant, tout pari comporte des risques. En s’engageant à ce point dans la course mondiale à l’intelligence artificielle, Séoul s’expose à la volatilité du secteur :
Dépendance à Nvidia
Menace d’une bulle spéculative,
Tensions commerciales ravivées par la politique protectionniste du président américain Donald Trump.
La “survie” invoquée par Lee Jae‑myung peut aussi devenir une dépendance stratégique si la Corée du Sud ne développe pas rapidement ses propres architectures de calcul et ses logiciels indépendants.
Leçons pour l’Europe et l’Afrique
La stratégie sud-coréenne offre un modèle d’inspiration pour d’autres régions du monde. En Europe, le débat sur l’intelligence artificielle est souvent prisonnier d’un équilibre fragile entre régulation et innovation. Là où Bruxelles multiplie les garde-fous juridiques, Séoul choisit l’audace budgétaire et technologique, considérant l’IA non comme une menace à encadrer, mais comme un levier à maîtriser. L’Union européenne pourrait s’inspirer de cette vision offensive sans renoncer à son exigence éthique, en développant une politique industrielle commune à la hauteur des enjeux géostratégiques et économiques.
Pour les pays africains, le modèle coréen trace une autre voie : celle de l’anticipation et du positionnement stratégique. Des nations comme le Gabon, qui amorcent déjà leur transition numérique, ont l’opportunité de miser sur l’éducation aux métiers de l’IA et la souveraineté des données pour bâtir leurs propres écosystèmes. L’Afrique, riche de sa jeunesse et de son agilité numérique, pourrait devenir le terrain d’une nouvelle révolution technologique à condition de la penser dès maintenant comme un projet continental plutôt qu’un simple défi sectoriel.





